La Forêt est à nous : itinéraire d’une prise de conscience militante

Anne Faisandier s’est installée dans le Morvan il y a trente ans suite à un drame familial. Elle cherchait d’abord un lieu tranquille mais à portée de Paris où ses relations professionnelles se trouvaient. La forêt  ? Elle ne connaissait pas, sauf pour aller y ramasser des champignons. Comme l’immense majorité des Français, elle était encore récemment à mille lieux de se douter qu’il y avait un problème. Les coupes rases  ? Il fallait bien couper du bois, on entendait partout que la forêt n’avait jamais été aussi étendue… Et puis comment imaginer qu’un patrimoine géré depuis Colbert en pensant aux générations futures pouvait être mis en danger aussi rapidement pour quelques intérêts financiers  ?

C’est au moment où des citoyens, jusque là plutôt éloignés des combats politiques, ont installé une ZAD dans le Morvan pour empêcher l’installation d’une scierie industrielle et d’un incinérateur qu’Anne Faisandier a commencé à avoir des soupçons sur la réalité de la gestion forestière. De rencontres en rencontres, cette prise de conscience a donné naissance à un film. À travers son parcours personnel, qu’elle «  incruste  » littéralement dans l’image sous la forme d’un personnage animé, Anne Faisandier montre que la forêt concerne tout le monde, que chacun peut contribuer à lutter pour sa sauvegarde et que, là comme ailleurs, c’est la mise à l’écart du peuple qui aboutit à des décisions contraires à l’intérêt public. Entretien.

Tu habites dans une région forestière, le Morvan, depuis trente ans… C’est un choix  ?

En réalité, c’est presque un hasard. Je n’avais aucune attache ici et je voulais reconstruire quelque chose de nouveau. Je cherchais un endroit qui soit presque un désert mais à portée de Paris. J’ai pris un compas, j’ai cherché un endroit pas trop loin, pas trop proche de Paris et je m’y suis installée. Le premier film que j’ai tourné dans le Morvan raconte d’ailleurs cette installation. Il s’appelle Km 250. La Forêt est à nous sera mon septième film tourné dans la région.

Comment définis-tu tes films  ? Comment perçois-tu la place qui est donnée au genre que tu pratiques  ?

Les films que je fais sont ce qu’on appelle des «  documentaires de création  ». Nous travaillons comme des journalistes, mais en prenant vraiment notre temps et en nous impliquant personnellement. J’étais prof d’histoire-géo jusqu’en 2000, mais j’ai toujours fait du cinéma. Je suis née politiquement en 1968. On pensait qu’il ne fallait pas «  faire carrière  ». Il fallait un métier. J’ai fait des études de cinéma mais pour gagner ma vie et parce que je cherchais un métier au plus proche des gens, je suis devenue professeur d’histoire-géographie. C’était beaucoup plus facile à ce moment-là  : on pouvait travailler et mener des travaux artistiques en même temps.

Quelles sont les difficultés aujourd’hui  ?

Il y a de plus en plus de documentaristes, beaucoup de jeunes produisent des travaux de grande qualité mais si le documentaire a un peu plus d’ouverture pour la diffusion dans les cinémas, très peu de créneaux de diffusion à la télé sont accessibles. Résultat  : même si le matériel est devenu plus accessible, les moyens manquent cruellement. C’est inadmissible. On devrait passer à la télé  ! Vue la situation que nous vivons, avec les cinémas fermés, une façon d’aider la profession qui souffre énormément, comme toutes les professions culturelles, serait de réquisitionner des créneaux horaires sur les médias publics. Malheureusement, nous ne sommes absolument pas entendus par le ministère de la Culture. C’est d’autant plus lamentable que lorsque nos films peuvent être diffusés, nous avons du public. Avant la pandémie, on a assisté à un phénomène réjouissant  : de plus en plus de diffusions dans des lieux comme des cafés. Au début, c’était un public presqu’exclusivement militant. Ça s’est beaucoup élargi.

Tu as tourné une vingtaine de films avant celui-ci. Pourquoi la forêt, pourquoi maintenant  ?

J’ai commencé à comprendre qu’il y avait un gros problème avec la forêt française au moment de la lutte contre Erscia*, mais c’était le moment où je partais pour six mois en Nouvelle-Calédonie pour faire un film sur un collège. J’ai quand même vu le début de la ZAD. La forêt, je ne la connaissais que parce que j’allais aux champignons. C’est difficile de se rendre compte, même quand on habite sur place, parce que par exemple, quand on fait une coupe rase, il reste encore plein de cèpes pendant cinq ou dix ans. Je ne savais pas…

Quand je suis rentrée de Nouvelle-Calédonie, j’ai appris que les citoyens avaient gagné contre le projet de scierie industrielle. J’étais propriétaire d’un café qui a été racheté par l’association issue de la ZAD et est devenu le Carrouège. C’est l’une d’entre eux, Isabelle Beuniche, qui m’a emmenée en forêt et m’a ouvert les yeux  : partout la forêt, coupée à blanc. Partout des plantations d’arbres, tous les mêmes … en ligne, comme des soldats.

Je ne me rendais pas compte. C’est là que j’ai décidé de faire un film pour raconter cette prise de conscience. J’ai pu rencontrer d’autres militants, des agents de l’ONF. Des gens qui ont l’expérience, le savoir de la forêt. Je n’ai aucune de leurs compétences mais je sais filmer. J’ai voulu montrer le travail extraordinaire qu’il font, faire partager cette prise de conscience et participer à casser l’ignorance désastreuse qui existe sur la forêt. Il y a encore trop de gens, y compris à des postes à responsabilités, qui ne voient pas le problème avec les coupes rases. Ils trouvent même ça très bien  : ça «  dégage le vue  », disent-ils  !

Parce que j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui m’ont fait comprendre que derrière les jolies digitales qui poussent après une coupe à blanc, il y a en réalité une perte irréversible de la biodiversité, j’ai fait un film qui aurait pu s’appeler Candide en forêt. Pas un film d’experts, donc. Un film où je suis le petit personnage naïf qui observe, comprends peu à peu pourquoi des gens, professionnels ou non, décide de lutter… et finit par les rejoindre.

Tu as d’abord été citoyenne ou cinéaste, avec ce film  ?

Ce film, c’est d’abord le fruit de rencontres et c’est vrai, c’est un film militant. Je suis fière de cela et du fait que j’ai de très bons retours de la part des forestiers qui l’ont vu. Vues les réactions hostiles de ceux qui voient leur intérêt financier d’abord, je me dis aussi que mon travail porte  !

Après toutes ces rencontres, après ce film, que voudrais-tu pour la forêt  ?

D’abord qu’il y ait plus de démocratie dans les décisions qui sont prises. Quand on va manifester, je vois des gens, des jeunes, des personnes parfois très âgées qui nous rejoignent. C’est un sujet très populaire, mais ce sont toujours les mêmes qui prennent les décisions. Quand je vois la vitesse à laquelle Mathilde Panot, la députée qui nous a rendu visite, comprend les problèmes forestiers, mais qu’elle n’est pas assez entendue, je me dis que la question est d’abord démocratique.

Et puis il y a des évidences  : bien sûr, il faut interdire les coupes rases  ! Les douglas ne sont pas des arbres nuisibles, c’est la monoculture qui l’est. Et puis il y a les sapins de noël. Je sais que ce n’est pas directement une question forestière, mais ce sont des arbres aussi. D’accord, c’est une tradition. Mais quand une tradition produit des dégâts, il faut savoir la remettre en question.

Tu as titré ton film «  La forêt est à nous  ». Mais la forêt n’est publique qu’à hauteur de 25  %…

Oui, c’est pour ça que le titre a suscité pas mal de critiques. Quand je dis que la forêt est à nous, cela veut dire  : elle concerne tout le monde, donc tout le monde doit pouvoir prendre part aux décisions. Et puis on voit bien que quel que soit le domaine, quand la majorité appartient à des intérêts privés, c’est une catastrophe. Il suffit de voir EDF, la SNCF… Il y a la question de la propriété forestière et il y a l’ONF. Il faut absolument empêcher la privatisation de cet établissement. Je ne suis pas très optimiste, mais si mon film peut aider à élargir la prise de conscience, tant mieux  !

La Forêt est à nous, bande annonce

*Erscia, c’est une grand projet inutile qui n’a jamais vu le jour grâce à une mobilisation citoyenne inédite dans la Nièvre. Cette entreprise, soutenue par presque tous les élus locaux, le département et le député PS Christian Paul, devait installer à Sardy-les-Épiry une gigantesque scierie industrielle, doublée d’un incinérateur, qui auraient conduit à la destruction de la forêt du Morvan. Ce projet a été stoppé en 2013 après une énième décision de justice (un arrêt du Conseil d’État) donnant raison aux opposants. Ce sont des riverains qui avaient saisi la haute juridiction administrative avec les associations Loire Vivante et Decavipec. Sur le terrain, une ZAD s’était créée dans le bois voué à la destruction pour installer l’usine. Une association est née de ce combat, Adret Morvan. Elle est l’une des fondatrices du collectif SOS Forêt et a fondé après la ZAD un café associatif, le Carrouège (carrefour, en morvandiau). Le principal dirigeant d’Erscia, Roland Jost, auquel les élus PS accordaient toute leur confiance, a quant a lui fait un séjour en prison en Belgique pour, entre autres, traite d’être humains, blanchiment et escroquerie.

La Forêt est à nous, un film écrit et réalisé par Anne Faisandier, production L’Image d’Après.

Pour se procurer le DVD  : contact@limagedapres.fr