Feu la démocratie

Toute la France est occupée par les JO. Toute  ? Non. La communication et la “trêve” décrétée par celui qui croit habiter l’Olympe tentent de dissimuler l’auto-coup d’État qui s’est déroulé dans notre pays à l’issue des législatives anticipées. Si cela n’apparaît pas sur les écrans, les passant·es voient de manière bien réelle des citoyen·nes exiger le respect de la démocratie, à l’instar des militant·es de la France insoumise qui se sont rendus le 3 août dernier devant les grilles de la préfecture de Nevers.

Auto coup d’État  ? Qu’est-ce que c’est  ? Si le coup d’État est “un renversement du pouvoir par une personne investie d’une autorité, de façon illégale et souvent brutale1“, l’auto-coup d’État est une variante qui se caractérise par la dissolution ou la prise de possession des pouvoirs d’un État par son dirigeant, généralement un chef d’État ou un chef de gouvernement, jusque-là arrivé et maintenu au pouvoir par des moyens légaux.

L’expression, traduction de l’espagnol autogolpe, nous vient de l’Amérique latine, où il n’est pas rare qu’un dirigeant tente de se maintenir au pouvoir malgré sa défaite aux élections. D’ailleurs, imaginez que ce qui se passe en France arrive dans un pays d’Amérique latine ou en Afrique. À n’en pas douter, les télés et les journaux parleraient de coup d’État et de dictature. Mais pour les médias de masse français, aux mains de quelques milliardaires pour les privés et contrôlés par l’exécutif pour le public (v. encadré) la démocratie se porte comme un charme.

Fort heureusement, pas plus que le nuage de Tchernobyl, l’information n’est bloquée par les frontières. Les médias indépendants sur l’Internet et la presse internationale ont acté la fin de la démocratie en France et les Français·es ne sont pas stupides.

Voilà comment, tranquillement, en deux mois, Emmanuel Macron a pu torpiller les fondements de la République. Petit retour en arrière  :

  • 9 juin  : avec 14,6 % des voix, la liste du parti présidentiel essuie une défaite cuisante aux élections européennes. Prenant tout le monde par surprise, y compris les membres de son gouvernement, Emmanuel Macron annonce la dissolution de l’Assemblée nationale.
  • 7 juillet  : malgré un matraquage médiatique aidé par les sondages annonçant la victoire du RN, le Nouveau Front Populaire arrive en tête aux élections législatives.
  • 10 juillet  : dans une “lettre aux Français” publiée dans les journaux locaux, Emmanuel Macron décrète que “personne ne l’a emporté”.
  • 18 juillet  : Yaël Braun-Pivet est réélue présidente de l’Assemblée nationale, grâce au vote de 17 ministres qui siègent en même temps comme députés à l’Assemblée nationale, au mépris de la base de la démocratie  : la séparation des pouvoirs.
  • 23 juillet  : les partis du NFP parviennent à un accord et choisissent Lucie Castets comme Première ministre, fonctionnaire qui s’est distinguée par la défense des services publics. Le soir même, au cours d’une entrevue télévisée, Emmanuel Macron décrète que “le sujet n’est pas là” et annonce que le gouvernement restera en place au moins jusqu’à mi-août, en vertu d’une “trêve olympique” unilatéralement décrétée.

On attribue en France le principe de séparation des pouvoirs à Montesquieu. Dans le célèbre De l’esprit des lois, il parle de la limitation du pouvoir par le pouvoir  : «  pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir  ». Ce principe avait en fait déjà été énoncé par Aristote et Montesquieu ne cachait pas s’inspirer de l’Anglais John Locke et son Essai sur le gouvernement civil. Il existe quoi qu’il en soit aujourd’hui un consensus  : ce qui distingue une dictature d’une démocratie, c’est la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

En France, la constitution de la Ve République distingue formellement le pouvoir législatif, confié à l’Assemblée nationale et au Sénat et le pouvoir exécutif, mais le pouvoir judiciaire, nommé par la constitution “autorité”, n’est vraiment séparé, puisque les procureurs qui décident (ou non) de poursuivre, dépendent du ministre de la Justice, donc de l’exécutif. La séparation des pouvoirs est déjà bancale, et le pouvoir exécutif bénéficie en outre de telles prérogatives que le Parlement est le plus souvent réduit à une chambre d’enregistrement, d’autant que le passage au quinquennat a limité la possibilité des citoyen·nes d’imposer une cohabitation au seul cas de la dissolution (et l’on voit que ce n’est même plus le cas aujourd’hui). Voici quelques exemples  :

  • deux semaines sur quatre à l’Assemblée nationale sont réservées à l’examen des textes et aux débats dont le gouvernement demande l’inscription à l’ordre du jour  ;
  • l’article 34 liste les domaines réservés à la loi (le pouvoir législatif est donc limité) et l’article 37 énonce que tous le reste est du domaine règlementaire (relevant du pouvoir exécutif). De plus, le gouvernement peut gouverner par ordonnances, c’est-à-dire prendre des mesures qui relèvent du Parlement. Il faut pour cela l’autorisation du Parlement et c’est pour une durée limitée, mais quand on a la majorité…
  • le pouvoir exécutif bénéficie de domaines réservés. C’est le cas de la défense nationale.
  • la Constitution prévoit, dans son article 16, que le Président peut bénéficier de pleins pouvoirs lorsque “les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu”.
  • le Conseil constitutionnel doit vérifier la bonne application de la Constitution. Il y a manifestement un problème, puisqu’il s’est déclaré incompétent suite au recours de la France insoumise après le vote de 17 ministres lors de l’élection de la présidente de l’Assemblée nationale.

Si Emmanuel Macron avait respecté le verdict des urnes, il aurait nommé la ou le Premier ministre choisi par la coalition arrivée en tête, à l’instar de François Mitterrand en 1986 qui nomma Jacques Chirac puis Édouard Balladur en 1993, ou de Jacques Chirac qui, après avoir lui aussi dissout l’Assemblée et perdu les élections, nomma Lionel Jospin en 1997. Nous aurions eu une quatrième “cohabitation”, voilà tout. Mais Emmanuel Macron n’est ni Mitterrand, ni Chirac. Si les deux derniers n’ont pas échappé au vertige de la fonction présidentielle, du moins sont-ils restés démocrates. Pas l’actuel locataire de l’Élysée, qui confond le nom de la résidence des présidents de la République avec l’Olympe, domaine des dieux dans la Grèce antique.

Il a été grandement aidé par la pression exercée sur le Nouveau Front Populaire, sommé de présenter un·e candidat·e à Matignon dans un délai plus proche du temps médiatique que de celui de la démocratie. Pas grande monde en effet, à commencer par les éditorialistes, n’a cru bon de rappeler qu’il avait fallu un mois au premier Front populaire, celui de 1936, pour choisir Léon Blum à la tête du gouvernement…

Pour un aperçu complet, on vous conseille de consulter l’excellente carte d’Acrimed et du Monde Diplomatique, mais voici une liste de propriétaires (entre parenthèses, leur rang dans le classement des fortunes françaises).

État Français  : France 2, France 3, France Bleu, France Inter, Franceinfo, France 24, RFI. Depuis plusieurs années le budget de l’audiovisuel public est réduit, ce qui n’encourage pas les journalistes à déplaire au pouvoir, et bon courage pour trouver le processus de nomination des dirigeants  !
Vincent Bolloré (13e)  : Canal +, Cnews, C8, Télé Loisir, Gala, GEO, Capital, Voici, Femme Actuelle.
Vivendi, le groupe de Bolloré, est aussi actionnaire majoritaire du groupe Lagardère  : RFM, Europe 1, Paris Match, Le Journal du Dimanche
Bernard Arnault (1er)  : Le Parisien, Aujourd’hui en France, Les Échos
Famille Mohn (Allemagne)  : RTL, M6, W9, Fun Radio
Xavier Niel (12e fortune française)  : L’OBS, Le Monde, La Vie, Télérama, Courrier international
Martin Bouygues (35e)  : TF1, LCI
Rodolphe Saadé (8e)  : BFM TV, RMC, Libération
Famille Dassault (6e)  : Le Figaro

Depuis la dissolution, le gouvernement censé être démissionnaire, devrait gérer les affaires courantes. Il prend en réalité nombre de décisions qui feraient scandale si l’attention n’était pas saturée par les tours de piste ou les plongeons dans la Seine (toujours polluée malgré 1,4 milliard pour la nettoyer, au point que deux athlètes au moins, contaminés par une bactérie fécale, ont dû renoncer à la compétition). La suppression du repos hebdomadaire des saisonniers est sans doute l’exemple le plus frappant du mépris envers la coalition arrivée en tête aux élections. Le NFP se réfère en effet explicitement au Front Populaire qui, en 1936, limita la durée du travail hebdomadaire et institua les congés payés…

Pourquoi Macron se gênerait-il  ? Les rues sont calmes. Avec la répression contre les gilets jaunes, la grande majorité de la population saisi que protester revient à mettre sa vie en danger.

Les militant·es de gauche savaient déjà depuis le quinquennat Hollande (dont Macron était ministre) qu’un pallier était franchi lors des manifestations contre les loi El Khomri. Et c’est d’ailleurs cette période qui sort du placard médiatique avec le nom de Bernard Cazeneuve martelé comme éventuel Premier ministre  : il a déjà occupé ces fonctions sous Hollande, après celles de ministre de l’Intérieur et s’est sinistrement illustré par la répression envers les manifestant·es, lors des manifestations contre les lois travail, mais aussi contre les écologistes, jusqu’à ce que soit provoquée la mort de Rémi Fraisse, un botaniste de 21 ans mort en 2014 à Sivens lors d’une charge des gendarmes mobiles. Si le gendarme auteur des faits (qui ne détenait pas l’autorité) a bénéficié d’un non-lieu, l’État a été condamné à indemniser la famille. Issu du PS qu’il a définitivement quitté en rejetant l’accord de la Nupes, il ne représente aujourd’hui plus que lui-même.

Autre candidat des médias, Xavier Bertrand. Lui a été ministre de la Santé du gouvernement Dominique de Villepin, quelques mois après avoir mis en place de la tarification à l’acte qui a initié la faillite de la Santé en France dont nous voyons quotidiennement les effets. Il a ensuite été ministre du Travail dans les trois gouvernements François Fillon. Il est un pur produit de la droite française, a soutenu Nicolas Sarkozy et est membre des Républicains (ou proche, il quitte et revient dans ce parti assez souvent), qui ont obtenu 5,41 % aux élections législatives.

Cazeneuve et Bertrand ont en tout cas plusieurs points communs  : ils ont tous deux gouverné le pays en menant la politique qu’Emmanuel Macron poursuit, notamment la destruction des services publics et sont en ce sens à l’opposé de Lucie Castets  ; ils ont tous deux, comme Macron, bénéficié des votes des électeur·ices de gauche, avant de les trahir  ; ils participent tous deux avec entrain aux accusations contre LFI, qu’ils qualifient entre autres “d’extrême”, même si le Conseil d’État dit le contraire  ; ils ne bénéficient d’aucune autre légitimité que celle octroyé par les médias et ne pourraient exercer le pouvoir que par la volonté présidentielle.

Comment cela pourrait-il passer  ? Quand on a des enfants à nourrir, des crédits sur le dos, un emploi précaire ou pas d’emploi du tout, il est difficile de consacrer du temps et de l’énergie à défendre les droits et les libertés, au risque d’atterrir en garde à vue ou de perdre un œil…

Nous savons tou·tes qu’il est impossible de circuler dans Paris librement (QR codes, contrôles voies réservées, etc.), mais les mesures touchent en réalité toute la France. En mai, le plan Vigipirate a été prolongé pour la période “été automne 2024” sur tout le territoire (alors que les jeux doivent s’achever le 11 août). Dans la Nièvre par exemple, le niveau “urgence attentat”, activé depuis le 24 mars 2024, est maintenu à son niveau maximal et reste applicable jusqu’à nouvel ordre.

Le 3 août, une trentaine de personnes se sont tout de même rassemblées devant les grilles de la préfecture de Nevers pour exiger le respect de la démocratie et la nomination de Lucie Castets à Matignon. Elles répondaient à l’appel lancé par les insoumis·es du département. Trente personnes, c’est peu et c’est beaucoup, vues les circonstances  : le PS, le PC et EELV ont ignoré le message envoyé par courriel qui leur proposait de signer l’appel, de le relayer et de se joindre au rassemblement  ; l’été est la période des congés pour les salariés (les syndicats n’appellent à manifester qu’à la rentrée), et une grosse période de travail pour les populations rurales, surtout quand le soleil se montre enfin après un printemps et une grande partie de l’été pourri.

Les récoltes s’annoncent en effet calamiteuses, pas seulement pour les agriculteurs. Les potagers représentent une part importante de l’alimentation des populations rurales, mais beaucoup ont renoncé, après trois semis dévorés par les limaces. C’est autant de dépenses qu’il faudra effectuer, alors que les prix sont déjà au plus haut. Si manifester pour la liberté et la démocratie est un luxe, la précarité de millions de Français·es pourrait bien les conduire à cesser d’écouter les médias  : ventre affamé n’a point d’oreilles.


  1. Définition issue du Lexique de droit constitutionnel de Pierre Avril et Jean Gicquel, PUF, 2016 ↩︎